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Interview de Jean-Didier Urbain - L'avenir du voyage.

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Interview de Jean-Didier Urbain - L'avenir du voyage.


Normalement, je ne fais jamais de copier-coller dans Tekenessi.
Mais, une fois n'est pas coutume, l'interview de Jean-Didier Urbain m'a semblé importante.
Donc, je vous la livre, elle a été publiée dans le magazine GEO.
Même si elle semble longue, il faut la lire jusqu’au bout pour avoir une compréhension global de l'avenir du tourisme dans le monde.
Bonne lecture.

Jean-Didier Urbain : "Dans le monde d'après, le voyage restera un remède à la xénophobie"


Ébranlé par la pandémie de Covid-19 et le dérèglement climatique, le secteur du voyage doit évoluer dans ses pratiques. Le sociologue Jean-Didier Urbain, spécialiste du tourisme et de la mobilité, détaille les mutations indispensables à une découverte plus responsable du monde.
GEO : Avec la pandémie de Covid-19, le monde traverse depuis un an et demi une crise d’une ampleur inédite, qui affecte notamment les déplacements. Quelles sont les conséquences sur le secteur du tourisme et du voyage ?
Jean-Didier Urbain : C’est un cataclysme. En 2018, le tourisme représentait 10 % du PIB mondial. Cette part est tombée à 5,5 % l’année dernière. En mars 2020, du jour au lendemain, quasiment tous les pays du monde ont été frappés par l’interdiction de voyager, donc d’accueillir des visiteurs. Les chiffres de l’Organisation mondiale du tourisme (agence de l’ONU) sont frappants : les arrivées de touristes internationaux ont diminué de 87 % au niveau mondial entre janvier 2020 et janvier 2021. Le nombre de voyages à l’étranger a chuté de 70 % : on est passé de 1,5 milliard de voyageurs internationaux comptabilisés en 2019 à moins de 400 millions l’année suivante. Avec des conséquences économiques et sociales désastreuses : le secteur touristique représentait 270 millions d’emplois dans le monde. Des millions de personnes ont donc perdu leur travail. Beaucoup d’entre elles se sont reconverties et ont changé d’univers professionnel, si bien que, même en cas de reprise, il va devenir très difficile de recruter dans le tourisme. Les régions les plus touchées sont celles qui vivent d’une «monoculture touristique», qui en sont entièrement dépendantes, sans autre activité économique alternative. Aux Bahamas, le tourisme représente 52 % du marché du travail. Imaginez les conséquences… En Thaïlande, cela représente 21 % de l’économie. Même chose pour une partie de l’Europe : au Portugal, c’est 19 %, en Grèce, 22 %. Ce pays reçoit 18 millions de visiteurs par an. Voici pourquoi la Grèce a été le premier pays européen à vouloir rouvrir ses frontières ! Les pays ayant des sources de revenus plus diversifiées ont forcément été moins affectés. La crise y a été mieux amortie.

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A quelle échéance peut-on espérer sortir de cette crise ?
La véritable reprise ne se fera pas avant 2023, selon la plupart des experts. Premièrement parce que la situation sanitaire reste mouvante, volatile : on le voit avec les variants du virus. La vaccination est le principal enjeu en faveur du redressement de la situation… Deuxièmement, parce que les pays, y compris Européens, n’agissent pas de manière concertée, mais selon leurs intérêts nationaux supposés, avec une politique des frontières irrationnelle et inefficace. On ne pense pas la crise de la Covid-19 dans l’espace Schengen : chacun pense à la Covid-19 chez soi… Cela dit, la pandémie a joué le rôle de catalyseur dans le domaine du voyage, du tourisme et de la mobilité en général. Elle a accéléré des phénomènes existants : extension du télétravail, migration des habitants des grandes métropoles vers des petites et moyennes agglomérations. On a assisté au regain d’achats de résidences alternatives, pour devenir "birésident" ou acquérir l’équivalent d’un "abri antiatomique", version crise sanitaire : un lieu où se réfugier, en cas de nouvelle épidémie, par exemple !

Certains rêvent déjà d'un tourisme «d'après» plus respectueux de la planète. D’autres espèrent que cette industrie reviendra à la situation d’avant la pandémie, voire sera dopée par une éventuelle «boulimie» de voyages. Le trafic aérien reprend de plus belle… Qu'en pensez-vous ?
Je ne suis pas très optimiste quant à la mutation vertueuse des grands principes commerciaux de l’industrie du voyage, car le schéma dominant – tourisme de masse, voyages tout compris – va perdurer, d’autant plus qu’il va surfer sur une reprise de la demande immédiate, liée à une liberté de circulation retrouvée. Mais ceci ne se prolongera probablement pas à long terme. D’ailleurs, des activités liées au voyage s’adaptent, revoient leur modèle, à commencer par l’aéronautique. Le concept même d’«avion» est en train de changer : les gros-porteurs, c’est terminé. On passe à des modèles beaucoup plus petits, qui peuvent cependant être des long-courriers, grâce au progrès technologique. Cela préfigure une modification des envies et de la demande des voyageurs : le collectif, le massif, est devenu une source de méfiance. C’est déjà perceptible dans le voyage terrestre, avec l’explosion du nombre de camping-cars, de motor-home (véhicules de grande taille, entièrement aménagés). Bien sûr, tout dépendra de la durée et de la prégnance de la crise sanitaire. Plus celle-ci dure, plus la méfiance va se graver dans les esprits et influer sur les comportements du voyageur. Les imaginaires et les représentations liées au voyage ont été très perturbés par la pandémie : les paradis caribéens sont devenus des clusters comme les autres… La Covid-19 fait bouger les lignes, on le voit notamment avec l’application des jauges de fréquentation. Cet été, l’île de Porquerolles, dans le Var, a limité son nombre de visiteurs quotidiens à 6 000 au lieu de 12 000.
Avant la crise de la Covid-19, le monde du voyage avait déjà connu des alertes sérieuses : surfréquentation des sites, pollution, dégradation des rapports entre touristes et «autochtones»…
Le tourisme peut être destructeur, comme n’importe quelle industrie. En Espagne, la Costa Brava, ou la Costa Dorada, au sud-ouest de Barcelone, outrageusement urbanisées et artificialisées dans les années 1960, sont des exemples monstrueux. Pour satisfaire l’industrie du tourisme, on a détruit le littoral. Au Pérou, le Machu Picchu est une fourmilière : la surfréquentation du site a provoqué d’énormes dégâts. Mais attention ! il faut distinguer les touristes du tourisme. S’attaquer à eux, c’est se tromper de cible. La responsabilité première se situe au niveau des politiques locales. A Dubrovnik, ville envahie par les visiteurs, la responsable de la conservation de la ville a démissionné, car elle est visée par une enquête : la justice a découvert des transactions immobilières nuisant à la conservation du patrimoine… Et si Amsterdam est submergée de visiteurs, c’est parce que la ville a tout fait pour que cela arrive. Au sortir de la crise financière de 2008, elle a choisi de redresser la barre en faisant une promotion effrénée de ses musées, de ses rues étroites et pittoresques, mais aussi en rappelant que la bière n’y est pas chère et que le cannabis est en vente libre ! Résultat : entre 2005 et 2016, cette ville de 850 000 habitants est passée de 11 millions de touristes par an à 18 millions… Avec tout ce que cela entraîne de dégradations, de tapage causé par des gens ivres. La "touristophobie" trouve ses racines dans l’excès : 95 % des vacanciers se concentrent sur 5 % de la planète. Il y a donc énormément d’espaces libres à découvrir. Pourquoi ne pas privilégier un tourisme "diffus" ? Cela éviterait les concentrations et pourrait générer des emplois dans différentes régions du monde.

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Comment réformer ce modèle à la limite de la congestion ?
L’avenir passe par des politiques de déconcentration. Il existe deux voies pour la régulation des flux touristiques. La première consiste à limiter le nombre de visiteurs, par un système de réservation préalable. La seconde est celle de la dispersion : pour éviter les embolies touristiques, il faut dévier les flux, en créant d’autres points d’attraction, en valorisant d’autres patrimoines. Au Louvre, six visiteurs sur sept viennent pour voir La Joconde. Pourtant, il y a tellement d’autres trésors à admirer dans ce musée, qui est le plus grand du monde ! Des processus de régulation se mettent en place, mais il faut aussi exiger de l’industrie touristique une véritable déontologie, afin de sortir du "toujours plus". Un exemple : Airbnb ou Booking.com ne se soucient absolument pas de la surfréquentation. Ces sociétés font leur business. Point. On a cru un temps qu'Airbnb était le remède idéal pour répondre aux problèmes du tourisme "enclavé" dans des complexes hôteliers coupés du monde. C’était l’illustration du "tourisme intégré" avec un vacancier qui réside dans des immeubles partagés avec les habitants, dans une logique d’immersion. Or, il apparaît que cette immersion peut devenir une submersion… Il devient indispensable de limiter le nombre de touristes pour équilibrer le rapport numérique entre "autochtones" et "visiteurs". On voit d’ailleurs apparaître dans les métiers du tourisme le néologisme "démarketing", qui désigne le choix de cesser toute communication sur certains sites touristiques, pour en limiter l’attraction et le nombre de visiteurs.

Le dérèglement climatique et ses conséquences immédiates – canicule, incendies géants, inondations – va-t-il aussi affecter à court terme notre possibilité de voyager ?
C’est très probable. Mais jusqu’à l’horizon 2100, nous allons connaître de très grandes inégalités dans ces changements climatiques. Ce qui va devenir un handicap dans certaines régions du monde deviendra un avantage, au moins temporaire, pour d’autres. Il n’y a pas besoin d’aller chercher très loin : en France, la Bretagne mise sur le réchauffement climatique pour en tirer avantage du point de vue touristique, tandis que certaines régions du Midi risquent de devenir quasiment infréquentables. Les grands incendies de l’été dernier aux États-Unis, en Grèce ou dans le Var sont des prémices. Rappelons tout de même que ces problèmes cruciaux vont se poser aux habitants et non aux voyageurs. Leur environnement quotidien va changer : l’augmentation des températures, de la fréquence des canicules, des précipitations, la montée des eaux, vont rendre certains endroits invivables.

Le réchauffement est une menace majeure pour la planète. Le tourisme n'a-t-il pas une part de responsabilité dans cette situation ?
Oui, et elle est estimée à 10 % du volume global d’émissions de gaz à effet de serre sur la planète. Et l’avion représente entre 2 et 5 % du total. Autrement dit : qui produit les 95 à 98 % restants ? C’est un sujet fondamental, car il faut absolument limiter les dégâts. Mais alors, qui va avoir le droit de polluer dans l’avenir ? A brève échéance, il va falloir choisir entre la libre circulation des biens et la libre circulation des hommes. Le touriste doit-il être la victime expiatoire des excès de la globalisation ? Ou bien est-il préférable de relocaliser les industries pour limiter les transports de marchandises ? Actuellement, l’avion fait office de bouc émissaire commode. En pointant l’aéronautique comme le grand pollueur, on oublie la flotte des supertankers qui, en une année, polluent autant que 70 millions de voitures. Un Airbus A220 bien réglé consomme 2,4 litres de kérosène aux cent kilomètres par passager. Aucune voiture ne peut prétendre faire mieux actuellement ! De plus, ces controverses sont influencées par notre rapport philosophique et religieux au monde. La campagne d’opinion menée autour de la flygskam, la "honte de prendre l’avion", n’est pas née en Suède par hasard. Il existe dans le protestantisme un substrat religieux qui sacralise et divinise la nature. Non pas en favorisant une prise de conscience, mais via un sentiment de culpabilité… Cependant, je suis tout à fait favorable à ce que l’on supprime les liaisons aériennes au profit du train, pour des trajets entre deux heures trente et quatre heures. Mais ne perdons pas de vue que l’aéronautique va progresser en passant aux biocarburants, puis probablement à l’hydrogène…

Le tourisme de masse peut-il céder la place à une approche plus respectueuse de l’environnement ?
L’idée de tourisme durable était déjà dans l’air, mais un peu comme un idéal pour le futur lointain. Avant la crise de la Covid-19, les utilisateurs de l’avion étaient entre 15 et 20 % à se poser la question de leur empreinte carbone. A présent, on constate l’émergence d’une prise de conscience, d’un sentiment de responsabilité par rapport à l’environnement. C’est une évolution lente mais croissante, vers un tourisme moins prédateur, plus en intelligence avec le monde. Les touristes écoresponsables élaborent leurs projets, savent s’organiser, et ne se contentent pas de "consommer un produit voyage". L’idée n’est pas de pratiquer un tourisme vert comme l’on entre en religion, mais de parvenir à faire évoluer toute la chaîne des acteurs, depuis le transporteur jusqu’au vacancier dans son comportement immédiat. Ainsi, de nouvelles formes de tourisme endogène ou de proximité émergent, pour limiter les déplacements et la pollution : la pandémie a imposé un recentrage sur le territoire national, a favorisé le locatourisme, dans un rayon de 150 kilomètres autour de son domicile. Et l’on parle maintenant de staycation (de stay, "rester", et vacation, "vacances", en anglais) – le fait d’être visiteur chez soi en séjournant à l’hôtel par exemple, afin de redécouvrir les lieux avec un regard neuf.

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Idéalement, le voyageur responsable devrait donc rester chez lui ? La perspective n'est pas très réjouissante !
Certainement pas. Il serait regrettable que ces tendances se substituent au tourisme tourné vers le lointain. Le slow tourism n’est pas synonyme de proximité : c’est une démarche, plus lente, où l’on se donne le temps de faire ce que l’on veut. On peut visiter le site jordanien de Pétra au petit trot, comme le font certains, ou rester trois jours sur place, pour le découvrir vraiment. Une autre évolution souhaitable est de revenir à des voyages plus longs. La prolifération des courts séjours, modèle aujourd’hui dominant, a une conséquence évidente : la multiplication des voyages, des trajets, donc de la pollution. Selon qu’il habite un espace rural ou en ville, un Français fait entre trois et six déplacements personnels par an. Or, le désir de voyage tend à se mondialiser, à s’accroître chez les classes moyennes en Chine, en Inde, en Amérique latine. Des études évoquent deux milliards de voyageurs internationaux en 2030, peut-être trois milliards en 2050…

Malgré ces menaces et la tentation du repli sur soi, l’envie de voyage et l’appel du large pourraient donc l’emporter ?
Cette "envie du monde", oui, assurément. Dans une société aussi urbanisée que la nôtre, le désir d’ailleurs sera toujours présent. Notre liberté s’exerce dans le voyage, qui permet d’être soi, mais d’une autre façon. Et c'est d'autant plus vrai que la pandémie a soumis un nombre incroyable de gens à une vie sans "ailleurs". Chercher d’autres lieux de vie permet d'éviter de nous retrouver dans une impasse. L’ailleurs sert à se transformer, ou à se retrouver. Rien ne peut remplacer l’expérience physique et émotionnelle du voyage. Le tourisme est ce qui est arrivé de mieux à l’humanité depuis des lustres, parce que c’est la meilleure façon pour que les hommes se rencontrent et apprennent à se connaître. C’est un remède à toutes les xénophobies, les hostilités, les égocentrismes et les ethnocentrismes. Le voyage nous permet de comprendre que tout le monde ne vit pas comme nous. Que nous sommes, nous aussi, l’autre dans le regard de l’autre.


Il me semblait intéressant de vous présenter cette réflexion, elle aborde tous les sujets liés au tourisme pour les décennies à venir.
Pour ma part, je resterai dans ma ligne habituelle, des voyages longs hors des zones fréquentées et bien souvent au plus proche des locaux.
Ne reste plus qu'à trouver une compensation carbone à l’échelle personnelle pour avoir une chance de continuer à découvrir le monde à pied et non juste derrière un écran.
Ce qui serait pour moi un repli sur soi.

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Anne-Marie 26 avril 2022
J'ai lu ces livres de Jean-Didier Urbain. Lucide, très fin, passionnant. On ne s'y ennuie pas une seconde!
Je les recommande.
Merci pour toutes ces intéressantes pistes de réflexion que tu nous envoies, Laurent!
   
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